La réflexion sur l’identité humaine, à travers les notions de masque, de personne et de transformation, traverse aussi bien l’histoire culturelle que le message biblique. Entre le prosopon grec, les tempéraments humains, et la résurrection spirituelle en Christ, cet article explore comment la foi chrétienne transcende les rôles, les caricatures et les limites naturelles pour restaurer l’image parfaite de Dieu en l’homme.
La personne et le masque : entre théâtre et réalité
Le mot personne vient du latin persona, qui désignait initialement le masque porté par les acteurs dans le théâtre antique. Ce masque avait une double fonction : identifier un rôle spécifique et amplifier la voix de l’acteur (per sonare, « faire résonner à travers »). Cette origine étymologique met en lumière une tension fondamentale : la personne humaine est-elle ce qu’elle projette, ou ce qu’elle est réellement ?
Dans les Écritures, cette distinction est cruciale. La Bible nous rappelle que « tel est l’homme, telle est sa pensée. » (Prov. 23:7) et que « par ses lèvres, celui qui a de la haine dans son coeur se déguise » (Prov. 26:24). Ce que nous sommes véritablement ne se limite pas à ce que nous montrons à travers des rôles ou des façades, mais découle de nos pensées et de notre cœur. Le croyant est appelé à une cohérence entre son être intérieur et son apparence extérieure, sans duplicité ni masque, sous peine de laisser autour de lui une impression étrange de « dissonnance » : quelque chose (sans qu’on sache précisément dire quoi), ne sonne pas juste…
Les hypocrites et la métaphore du théâtre grec
Dans Matthieu 6:16, Jésus critique les Pharisiens qui affichent un prosopon (visage) tout défait pour impressionner les autres : « Quand vous jeûnez, ne prenez pas un air triste (prosopon), comme les hypocrites. » Cette pratique illustre une hypocrisie où l’apparence extérieure contredit la réalité intérieure, créant une dissonance spirituelle que Jésus condamne.
Dans le théâtre grec, les rôles incarnés symbolisent cette fragmentation. Les personnages reflétaient souvent des tempéraments humains – sanguin, bilieux, mélancolique, lymphatique – associés aux humeurs définies par Hippocrate. Ces représentations stéréotypées sont des exagérations, proches de la caricature. Une caricature, , amplifie les traits qui dépassent le « carré » de la perfection idéale et accentue les défauts.
Caricatures, monstres et déformations pathologiques
La caricature, dérivée du latin caricare (« charger »), amplifie les écarts par rapport à une norme pour produire une image déformée, souvent grotesque, satyrique (démoniaque). En partant d’un modèle harmonieux, tel le « carré » du canon de beauté grecque, l’artiste exagère ce qui dépasse et creuse ce qui manque, mettant en lumière les failles et les anomalies. Ces déformations, qu’elles soient comiques ou critiques, captivent par leur capacité à révéler des vérités dissimulées ou à exposer les excès humains. Dans l’art grec, cette pratique s’est illustrée dans les masques de théâtre, les vases peints, et certaines représentations sculpturales, jouant avec l’équilibre entre humour et réflexion.
Cette fascination pour la déformation s’étend au domaine des monstres et des anomalies. Depuis l’Antiquité, l’humanité est intriguée par le monstrueux, qu’il s’agisse de créatures mythologiques ou de représentations de difformités pathologiques. Ces figures, oscillant entre peur et curiosité, incarnent le désordre ou les limites de l’humanité. En explorant ces formes déviantes, l’homme réfléchit sur son propre rapport à l’harmonie et au chaos, à la beauté et à la laideur, et à l’ordre cosmique qu’il tente de préserver face à l’imprévisible. Ainsi, l’homme non repentant ressemble toujours plus à cette caricature de lui-même. Moqué pour ses passions, ses travers ou… les traits de son visage qui s’afaissent avec l’âge, il devient un « bouc émissaire » chargé, caricare, du péché et chassé loin du groupe dans la solitude du désert, du ridicule ou de la moquerie (Lévitique 16:22).
Les tempéraments et leurs besoins fondamentaux
Les anciens Grecs, sous l’influence d’Hippocrate, ont associé les humeurs humaines à quatre tempéraments fondamentaux, chacun ayant des besoins spécifiques pour s’épanouir : Le bilieux a besoin de mouvement et de marche pour canaliser son énergie et éviter l’irritabilité. Le nerveux a besoin de société et d’idéal pour équilibrer sa sensibilité et sa quête de perfection. Le sanguin a besoin d’air et d’espace, car son dynamisme s’épanouit dans la liberté et l’activité. Le lymphatique a besoin d’eau et de solitude, pour se ressourcer et cultiver sa paix intérieure.
Ces tempéraments sont des cadres utiles pour comprendre les tendances naturelles de chacun. Cependant, ils révèlent aussi une humanité fragmentée, où les besoins physiques et émotionnels gouvernent souvent la conduite, au détriment de l’âme.
Le temps de Dieu et le temps de l’Homme
Dans le passé, le temps de l’homme était profondément ancré dans le temps de Dieu. Les cloches de l’angélus rythmaient les journées, dictant les moments de prière et de travail selon l’agenda de l’Église de Rome. Chaque instant avait une place, une fonction, et se rapportait à un ordre supérieur. Il n’y avait pas de place pour l’individu dans le sens moderne du terme : les loisirs, la volonté personnelle, ou même l’idée de vacances étaient inexistants. La vie était une marche commune, orientée vers une finalité transcendante.
Cette organisation collective effaçait en partie l’individualité. La personne n’existait pas encore comme un être unique et relationnel. L’homme était avant tout un rouage dans un grand plan divin, une partie d’un tout plus grand que lui-même.
L’évolution de la notion de personne
La notion de personne a suivi une évolution fascinante. Dans l’Antiquité grecque, elle désignait avant tout le prosopon, le masque du théâtre, et par extension le rôle que chacun jouait dans la société. Puis, dans le droit romain, la personne acquit une dignité juridique, désignant un sujet de droits par opposition aux objets qui pouvaient être possédés, vendus ou échangés.
Avec la christianisation de cette notion, un tournant décisif a lieu : la personne est désormais vue comme un être de relation, un reflet des relations entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Cette vision spirituelle de la personne dépasse l’individu pour mettre en lumière l’homme comme un être qui trouve son essence dans l’amour et la communion.
Jeunesse et quête identitaire
La jeunesse, et en particulier la période du jeune adulte, est une phase de transformation intense. Sur le plan physique, le corps atteint sa maturité, mais reste en pleine évolution hormonale et énergétique. Sur le plan émotionnel, les jeunes adultes naviguent entre la quête de leur individualité et le besoin d’appartenance à un groupe. Socialement, ils cherchent à s’émanciper des cadres familiaux pour construire leur propre place dans la société. Ces transformations les poussent souvent à expérimenter des looks, des attitudes, ou des revendications identitaires, y compris autour du genre, comme autant de tentatives de donner du sens à une vie en construction.
Pourtant, ces explorations extérieures, bien que légitimes, reflètent rarement une véritable plénitude intérieure. La fragmentation identitaire, typique de cette phase de vie, révèle un besoin profond de cohérence et de relation. Emmanuel Mounier (1905-1950), philosophe français et fondateur du personnalisme communautaire, éclaire cette quête en affirmant que l’homme est avant tout une personne et non un individu. Selon lui, la personne ne s’épanouit pas dans l’autosuffisance, mais dans le don de soi et l’ouverture à l’autre. Elle trouve son essence dans la relation, reflétant ainsi les relations intratrinitaires de la foi chrétienne.
Psychologie et transformation spirituelle
Dans un monde où la quête d’identité est omniprésente, les approches psychologiques modernes offrent des outils pour mieux comprendre les comportements humains. Des classifications comme les 14 types de personnalité inspirés de Carl Jung (introverti/extraverti, intuitif/sensoriel, etc.) permettent de cerner certaines tendances naturelles. Ces modèles, bien que précieux pour éclairer des aspects de l’âme, ne font que réparer temporairement un masque brisé. Ils ne touchent pas la racine du problème : la nature pécheresse de l’homme.
Jésus met en garde contre ces tentatives d’ajustement superficiel lorsqu’Il avertit : « On ne met pas une pièce de drap neuf sur un vieux vêtement, car elle emporterait une partie du vêtement et la déchirure serait pire. » (Matthieu 9:16). Pour le chrétien, la solution n’est pas de réparer ou de camoufler l’ancienne personnalité, mais de la considérer comme crucifiée : « Sachant que notre vieil homme a été crucifié avec lui, afin que le corps du péché fût détruit. » (Romains 6:6).
Le visage de Dieu et la gloire de Christ
Dans Exode 33:20, Dieu dit à Moïse : « Tu ne pourras pas voir ma face (panim, פָּנִים), car l’homme ne peut me voir et vivre. » Le mot hébreu panim désigne le visage, mais aussi la présence même de Dieu. Cette présence est insoutenable pour l’homme dans son état naturel, car elle révèle pleinement la sainteté divine face à la nature pécheresse de l’homme.
Cependant, cette gloire inaccessible devient visible dans le visage de Christ : « Car Dieu […] a fait briller la lumière dans nos cœurs, pour faire resplendir la connaissance de la gloire de Dieu sur la face (prosopon) de Christ. » (2 Corinthiens 4:6). En contemplant cette gloire, le croyant est transformé :
« Nous tous qui, le visage découvert, contemplons comme dans un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, de gloire en gloire. » (2 Corinthiens 3:18).
Cette transformation est un appel à mourir à soi-même pour ressusciter en Christ, abandonnant les masques et embrassant la vérité divine.
Un Moïse cornu !
Le texte d’Exode 34:29-30, décrivant le visage de Moïse après sa rencontre avec Dieu, utilise le terme hébreu qāran, qui peut signifier « rayonnant » ou « cornu ». Une traduction de la Vulgate par saint Jérôme a rendu ce mot comme « cornuta esset facies sua » (son visage était cornu), influençant l’art chrétien, notamment la statue de Michel-Ange représentant Moïse avec des cornes. Cependant, cette interprétation découle d’une confusion linguistique.
La plupart des érudits modernes s’accordent à dire que qāran décrit un visage « rayonnant », émettant des rayons de lumière, symbole de transformation spirituelle et de proximité divine. Cette compréhension, renforcée par le contexte biblique et les traditions du Proche-Orient ancien, met l’accent sur l’éclat spirituel de Moïse, reflet de sa rencontre intime avec Dieu, plutôt que sur une représentation littérale de cornes.
Nimrod et l’Anté / Christ
La figure de Nimrod, « vaillant chasseur devant (panim) l’Éternel » (Genèse 10:9), illustre une tentative d’usurpation spirituelle. En rassemblant les hommes dans des villes comme Babel, il défie l’ordre divin qui valorise la cellule familiale et l’individu. Ces cités concentrent les foules, favorisant la dilution de l’identité spirituelle et la glorification de l’homme au détriment de Dieu. L’épisode de Babel, où Dieu confond les langues et disperse les peuples (Genèse 11:1-9), symbolise cette malédiction : l’effacement du Créateur au profit d’une unité humaine orgueilleuse.
Nimrod se tient « devant » (panim) Dieu non pour Le glorifier, mais pour Le défier, rappelant le terme grec anti (antichristos), signifiant à la fois contre et à la place de. Cette attitude annonce l’Antéchrist, qui cherche à occuper la place de Christ et à détourner l’adoration due au Créateur. L’idolâtrie qui en découle remplace Dieu par la créature, illustrant le danger spirituel d’un ego humain centré sur lui-même et refusant la soumission divine.
Ainsi, Nimrod, Babel et l’Antéchrist incarnent le même danger : le rejet de l’autorité divine et l’usurpation de la gloire de Dieu. Ces récits rappellent que tout projet visant à remplacer Dieu conduit à la confusion et à la perte, qu’il s’agisse de villes défiant le Créateur, d’un temple profané, ou d’un homme adorant son propre « Moi ». L’humanité trouve sa véritable lumière et sa vocation en glorifiant le Créateur, non en cherchant à Le remplacer.
Rachetons ces mots
- Nous sommes plus que des masques : La personne n’est pas un rôle, mais une identité renouvelée en Christ. Vivons cela pleinement !
- L’hypocrisie peut être laissée derrière : En abandonnant nos façades, nous embrassons une vie d’authenticité et de vérité.
- Alignons notre intérieur avec notre extérieur : Être vrai, c’est refléter la gloire de Dieu dans tout ce que nous faisons.
- Transformons nos failles en témoignages : Ce que nous étions hier peut devenir un exemple de la puissance de Dieu aujourd’hui.
- Portons le visage du Christ : En Lui, nous trouvons notre véritable identité, libre de toute duplicité ou caricature. Rejoignons ce chemin ensemble !
En Christ, la caricature disparaît. Ce qui dépasse est ajusté, ce qui manque est comblé (Esaïe 40:4). L’homme n’est plus défini par ses traits exagérés ou ses failles, mais par l’image parfaite de Dieu qu’il reflète, transformé de gloire en gloire. En contemplant le visage de Christ, nous abandonnons nos masques et vivons dans l’authenticité d’une identité renouvelée. Ce n’est plus nous qui vivons, mais Christ qui vit en nous (Galates 2:20).
Aller plus loin :
- Le théâtre grec (Méditerranée Antique)
- Schémas, portraits, caricatures dans l’art grec (Olivier Verdon, Persée)
- Médecine de la personne (PDF, Dr PaulTournier)